Après la tentative d’attentat ratée de Philip Manshaus, un Norvégien de 21 ans, contre la mosquée al-Noor située aux environs d’Oslo le 10 août 2019, la Première ministre norvégienne Erna Solberg a reçu une véritable volée de bois vert de la part du ministre suédois de l’énergie Anders Ygeman, qui lui a reproché d’imputer la montée du péril néonazi en Norvège à la Suède plutôt que de balayer devant sa porte. Huit ans après la folie meurtrière d’Anders Behring Breivik, la sidération des Norvégiens devant ce nouvel acte terroriste provenant de l’extrême droite suggère qu’ils n’ont pas vraiment pris la mesure du phénomène qui touche aussi leur pays.
Les attentats du 22 juillet 2011 à Oslo et Utøya et celui du 10 août 2019 à Bærum divergent par leur ampleur. Les premiers firent 77 morts et deux cent soixante blessés. Le second une victime – la propre sœur du terroriste – et un blessé léger. Si la bombe déposée devant le bâtiment abritant les bureaux du Premier ministre frappa déjà les esprits en 2011 par l’amplitude des dégâts occasionnés dans une partie du centre-ville, le massacre de jeunes travaillistes traumatisa durablement une nation qui s’était sentie jusque-là épargnée par le terrorisme. L’Etat mobilisa en conséquence tous les moyens disponibles pour éviter la répétition d’un tel drame.
Le procès de Breivik en 2012 laissa quant à lui une impression mitigée. Ce dernier fut bien condamné pour fait terroriste. Mais le sentiment qui s’enracina dans l’opinion était qu’il s’agissait d’un cas unique et de l’œuvre d’un fou. Une telle réaction aurait probablement été différente si une telle attaque avait été perpétrée par un musulman, norvégien ou pas, et non – pour reprendre le qualificatif de la journaliste Åsne Seierstad – « par l’un des nôtres ». Par la suite, le risque terroriste d’extrême droite passa quelque peu au second plan. Les services de renseignement lui privilégièrent la menace djihadiste. En janvier 2019, ces services jugeaient encore faible le risque d’une attaque terroriste de l’extrême droite. Ils s’empressèrent de revoir leur copie après l’épisode du mois d’août, affirmant à présent qu’on ne peut exclure le risque de réplique en Norvège dans un futur proche.
Pourquoi une telle méprise ? Parce qu’on n’a pas su regarder du bon côté de la lorgnette. Les services de lutte anti-terroriste ont contré efficacement la montée de groupes radicalisés, que ceux-ci soient islamistes ou d’extrême droite. Le gouvernement a aussi pris à bras le corps le problème de la diffusion de discours racistes, antisémites ou anti-LGTB dans l’espace public. Ce qui se passe dans la tête de jeunes hommes blancs en colère – dont Breivik faisait déjà partie -, sur des forums obscurs localisés à l’étranger comme 8chan ou Gab, leur échappe en revanche. Comment repérer de tels jeunes avant leur basculement vers la violence extrême ? Comment neutraliser les messages glorifiant ou encourageant au passage à l’acte terroriste?
Certains outils existent pourtant. L’université d’Oslo contribue notamment au développement de PRAT, un outil informatique dédié à la reconnaissance rapide de textes extrémistes. Quand on connait l’inclinaison des candidats au terrorisme à prévenir leurs acolytes à l’avance d’une attaque imminente et à motiver ces derniers à suivre leur trace (Manshaus en Norvège, Earnes et Crusius aux USA, Tarrant en Nouvelle-Zélande), on comprendra aisément que l’interception précoce de tels contenus – même si elle pose une série de problèmes légaux -, est vitale. Tout comme Manshaus a motivé son geste par la nécessité de porter la « guerre raciale globale » dans l’espace réel, il faut traquer les individus susceptibles de passer au terrorisme dans un espace virtuel qui est plus que jamais leur domaine de prédilection.
La charge du ministre suédois à l’encontre de Erna Solberg peut sembler déplacée de prime abord. En effet, le nombre de néonazis en Suède surpasse de loin celui de la Norvège. On y trouve en outre l’organisation néonazie la plus importante d’Europe du Nord (Mouvement de Résistance Nordique – Den nordiske motstandsbevegelsen). Ces néonazis n’hésitent d’ailleurs pas à franchir la frontière limitrophe pour aller prêter main forte à leurs « frères d’armes » norvégiens lors de manifestations improvisées ou d’actions coup de poing. La Norvège n’a donc pas de leçon à recevoir de la part d’un voisin si nonchalant envers son ultra droite. Anders Ygeman soulève toutefois un point sensible et que peu de Norvégiens souhaitent entendre. L’attaque de Bærum résulte aussi d’un climat politique qui s’est installé en Norvège après les attaques de 2011.
Il vise particulièrement le Parti du Progrès (FrP) pour deux raisons. A l’automne 2013, le parti conservateur de Erna Solberg a fait une chose jusque-là impensable en Norvège. Il s’est allié à la droite populiste du FrP pour prendre le pouvoir. L’arrivée aux affaires du FrP en 2013 et sa reconduite en 2017 après une nouvelle victoire électorale pour la coalition au pouvoir ont eu un impact durable sur la société norvégienne. Son discours anti-migratoire et islamo-sceptique s’est banalisé dans l’espace public. Cette posture idéologique a notamment été reprise à l’occasion des élections municipales de septembre 2019, la présidente du parti Siv Jensen – également ministre des Finances et numéro deux du gouvernement – alarmant les électeurs du risque « d’islamisation rampante » de la société norvégienne dans une chronique du quotidien Verdens Gang.
Sylvi Listhaug, ministre de l’Immigration et de l’Intégration de 2015 à 2018 et brièvement ministre de la Justice et de la Sécurité publique en 2018, aujourd’hui numéro deux du FrP et ministre de la Vieillesse et de la Santé publique, s’est quant à elle bâti une solide réputation de femme à poigne sur un discours alarmiste suggérant une collusion entre un ennemi de l’extérieur, l’immigré et le musulman, et un ennemi de l’intérieur – de préférence de gauche -, non révulsé par l’idée d’une Norvège multiculturelle. Listhaug avait d’ailleurs été poussée à la démission du gouvernement en mars 2018 sous la menace d’une motion de censure consécutive à des propos tenus sur Facebook accusant le Parti travailliste de laxisme bienveillant sur la question du terrorisme.
Des barrières idéologiques et morales sont ainsi tombées en Norvège. En 2011, on ne pouvait simplement expliquer le geste de Breivik par un diagnostic psychotique ou l’emprise d’une main invisible. On ne peut davantage réduire celui Manshaus en 2019 à l’influence néfastes de Chan-groupes versant dans l’extrémisme sur internet ou à la déshérence psychique de certains jeunes. Le loup n’est jamais vraiment solitaire et il respire le même air que les autres loups. Aux Etats-Unis, les discours de Donald Trump ont conduit à une augmentation du nombre d’attaques perpétrées par des suprématistes blancs se croyant tout permis, puisque leur propre dirigeant partageait leur vision du monde. Cela ne fait pas de Trump le responsable direct de ces attaques. Mais cela ne le disculpe pas non plus totalement de la montée de violence. L’étude du terrorisme stochastique montre que le délire mortifère de terroristes ou de radicalisateurs qui est diffusé par les moyens de communication de masse peut inciter ou inspirer au hasard des individus à franchir le pas vers la violence extrême.
Le Norvégien Peder Are Nøstvold Jensen – alias Fjordman-, contribua en son temps largement à la radicalisation de Breivik par une série de textes enflammés. Brenton Tarrant, le tueur de Christchurch, a joué un rôle équivalent pour Manshaus par un manifeste diffusé juste avant l’attaque de Bærum et l’aspect transgressif et spectaculaire de son geste. Les mêmes causes ailleurs produisent les mêmes effets ici. L’existence d’illuminés ou de dirigeants politiques qui s’affranchissent de toute éthique de responsabilité collective pour nourrir leur ambition peut légitimement choquer. Leur radicalité nourrit une haine qui peut précipiter le passage à l’acte de certains individus influençables et prédisposés. De tels responsables font alors davantage partie du problème que de la solution dans la lutte contre la radicalisation et le terrorisme. L’expérience montre de surcroît que de telles attaques perpétrées par des « loups solitaires, » si elles sont statistiquement prévisibles, demeurent en revanche nettement plus imprévisibles au niveau individuel.
Cet article, écrit par Franck Orban, fondateur et responsable du groupe de recherche AreaS, a été publié dans le numéro du mois d’octobre 2019 de la lettre d’information Fransklæreren.